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Les Marrons dans la Caraïbe

  • Richard Price www.richandsally.net

Des communautés fondées par des esclaves auto-libérés parsemaient les zones limitrophes des Amériques esclavagistes – du Brésil au sud-est des Etats-Unis, du Pérou au sud-ouest américain – pendant plus de quatre siècles. Connus en espagnol sous le nom de palenques et en brésilien comme quilombos ou mocambos, ces nouvelles sociétés pouvaient consister en petits groupes qui survivaient mois d’un an, ou en états puissants, comptant des milliers de membres, qui perduraient eux pendant des générations voire des siècles. (Le terme français « marron » vient de l’espagnol cimarrón, lui-même basé sur une racine taino [amérindien]). De nos jours, les descendants de ces premiers marrons habitent encore des enclaves semi-autonomes, dans de nombreuses parties de l’hémisphère – le Suriname et la Guyane française, la Jamaïque, le Brésil, la Colombie et le Belize – demeurant farouchement fiers de leurs origines marronnes et, dans certains cas au moins, fidèles aux traditions culturelles uniques développées par leurs ancêtres, depuis les premiers jours de l’histoire afro-américaine. 

Aux Caraïbes, la signification et l’attrait du marronnage différaient pour les peuples asservis compte-tenu de la diversité de leurs positions sociales, en fonction de leur perception d’eux-mêmes et de leur situation, qui pouvait être influencée par des facteurs aussi divers que leur pays d’origine, le temps qu’ils avaient passé au Nouveau Monde, leurs tâches en tant qu’esclaves, leurs responsabilités familiales et les traitements particuliers qu’ils avaient subis de la part des contremaîtres ou des maîtres. Cela dépendait aussi de considérations plus générales, telles que la proportion de Noirs par rapport aux Blancs dans la région, le pourcentage de personnes libérées dans la population, la natures des terrains disponibles dans lesquels fonder des communautés et les possibilités de manumission. De nombreux Marrons, notamment des hommes, s’échappèrent pendant leurs premières heures ou leurs premiers jours aux Amériques. Les Africains qui avaient déjà passé quelques temps dans le Nouveau Monde avaient moins tendance à fuir. Mais les esclaves créoles qui étaient particulièrement bien acculturés et qui avaient mieux appréhendé le fonctionnement de la plantation sont ceux qui semblent être les mieux représentés parmi les fugitifs, s’échappant souvent vers des régions urbaines où ils pouvaient passer pour des hommes libres grâce à leurs compétences, leur autonomie et leur capacité à parler la langue coloniale.

Le grand nombre de publicités détaillées en matière d’esclaves fugitifs qui fut placé dans les journaux par les maîtres démontre bien le niveau d’inquiétude des planteurs, tout en offrant à l’historien critique un ensemble de sources pour l’étude des profils des Marrons, qui variaient considérablement selon la période historique et le pays. Les Marrons individuels s’échappaient, non seulement vers l’arrière-pays – beaucoup d’esclaves, notamment ceux qui avaient des compétences particulières, prenaient la direction des centres urbains et se fondaient facilement dans la population d’hommes libérés, mais aussi vers la mer : certains devinrent Marrons maritimes, traversant des frontières internationales par bateau de pêche ou par d’autres navires. En Haïti, les Marrons jouèrent un rôle clé de catalyseur dans la Révolution haïtienne (1791), entrainant ainsi la création de la première nation des Amériques où tous les citoyens étaient libres.

Les planteurs toléraient de façon générale le petit marronnage – les fugues à répétition ou périodiques avec comme but la visite d’amants ou d’amis sur des plantations avoisinantes. Mais, au cours de la première décennie de colonisation dans la plupart des territoires esclavagistes de la Caraïbe, les punitions les plus brutales – amputation d’une jambe, castration, suspension par les côtes à un crochet de boucher, rôtissage à petit feu jusqu’à la mort – furent réservées aux Marrons de longue durée, récidivistes et, dans de nombreux cas, ces peines draconiennes furent rapidement inscrites dans la loi.

Le marronnage à grande échelle, où des fugitifs individuels se regroupaient pour former des communautés, frappait directement aux fondements du système de plantation, en présentant des menaces militaires et économiques qui mettaient les colons à l’épreuve. Les communautés marronnes, qu’elles furent cachées aux abords des plantations ou dans les profondeurs de la forêt, faisaient périodiquement des raids dans les plantations pour prendre des armes à feu, des outils et des femmes esclaves, permettant ainsi la réunification dans la liberté de familles fondées dans l’esclavage. Dans un très grand nombre de cas, les colons assiégés furent obligés d’engager des poursuites à l’encontre de leurs anciens esclaves, pour retrouver la paix. A titre d’exemple, à Cuba, sur l’île d’Hispaniola, à la Jamaïque et au Suriname (tout comme au Brésil, en Colombie, en Équateur et au Mexique) ils offrirent à contrecœur des accords aux communautés marronnes, leur garantissant la liberté, leur reconnaissant l’intégrité territoriale et en prenant des dispositions pour que leurs besoins économiques furent satisfaits. En contrepartie, les Marrons acceptèrent de mettre fin à leurs attaques contre les plantations et de rendre les nouveaux fugitifs. Évidemment, de nombreux groupes de Marrons n’atteignirent jamais cette indépendance reconnue, car ils furent anéantis par des confrontations armées et, même lorsque des accords furent proposés, ils étaient souvent rejetés ou rapidement violés. Néanmoins, de nouvelles communautés semblaient apparaître aussi vite que les autres étaient détruites, et elles demeuraient, d’un point de vue colonial, le « fléau chronique » et la « gangrène » de beaucoup de sociétés d’habitations, jusqu’à l’Abolition finale.

Pour être viables, les communautés marronnes devaient être inaccessibles, et les villages furent principalement situés dans des zones éloignées et inhospitalières. Au sud des Etats-Unis, les marécages isolés étaient un endroit de prédilection, et les Marrons s’intégrèrent souvent à des communautés amérindiennes. À la Jamaïque, certains des groupes marrons les plus connus habitaient une région accidentée et complexe appelée « Cockpit Country », où ils manquaient d’eau et de bonnes terres, mais où il y avait beaucoup de gorges et de gouffres calcaires. Et dans les Guyanes, des jungles d’apparence impénétrables fournissaient un refuge sûr aux Marrons. Partout dans l’hémisphère, les Marrons développèrent des compétences extraordinaires de guérilla. À la stupéfaction de leurs ennemis coloniaux, qui essayèrent d’appliquer des tactiques rigides et traditionnelles apprises sur les champs de batailles ouverts européens, ces guerriers extrêmement adaptables et mobiles profitaient au maximum des milieux fermés, frappant et se retirant à toute vitesse, utilisant largement des guet-apens pour prendre leurs adversaires dans des tirs croisés, se battant seulement aux moments et aux endroits choisis par eux-mêmes, dépendant de réseaux fiables d’intelligence parmi des non-Marrons (esclaves et colons blancs) et communiquant souvent au moyen de tambours et de cors.

Les premiers Marrons de n’importe quelle colonie du Nouveau Monde venaient de diverses sociétés d’Afrique de l’ouest et centrale. Au départ donc, ils ne partageaient ni langue ni autre aspect culturel majeur. Leur tâche collective, une fois dans les forêts, montagnes ou marécages, ne consistait en rien de moins qu’à la création de nouvelles communautés et institutions, en s’appuyant sur leurs différents héritages africains, ainsi que sur l’apport de leurs maîtres européens et de celui de leurs nouveaux voisins amérindiens. Les chercheurs, notamment en anthropologie, qui ont mieux étudié la vie marronne contemporaine, semblent être d’accord sur le fait que ces sociétés donnent une sensation étrangement « africaine », mais qu’en même temps, elles paraissent dépourvue de systèmes directement transplantés. Malgré le caractère général « africain », aucun système social, politique, religieux ou esthétique marron ne peut remonter de manière fiable à une provenance ethnique spécifique africaine. Ils révèlent plutôt une composition hybride, forgée dans les premières rencontres de peuples porteurs de diverses cultures africaines, européennes et amérindiennes dans le cadre déchirant et donc dynamique du Nouveau Monde.

Les sociétés marronnes les plus connues de la Caraïbes sont les Marrons de la Jamaïque et les peuples Saamaka et Ndyuka (parmi d’autres) du Suriname et des Guyanes. Les Marrons de la Jamaïque, qui vivent toujours au sein de deux groupes principaux basés à Accompong (sur les hauteurs de Montego Bay) et à Moore Town (reculé dans les Blue Mountains), entretiennent de fortes traditions basées sur leur histoire de combattants de la liberté, quand le premier groupe fut mené par Cudjoe et le deuxième par la femme guerrière Nanny (dont le portrait figure actuellement sur le billet jamaïcain de 500 dollars). Deux siècles de recherches, dont une partie entamée par des Marrons eux-mêmes, offrent des points de vue divers sur la façon dont ces hommes et femmes réussirent à créer une culture dynamique au sein des limites d’une île relativement petite.

Les Marrons du Suriname, sont actuellement le meilleur exemple documenté de comment les anciens esclaves fondèrent de nouvelles sociétés et de nouvelles cultures aux Amériques, dans des conditions de dénuement extrême, et comment ils développèrent et entretinrent des sociétés semi-autonomes, qui persistent jusqu’à présent. Grâce aux collaborations récentes approfondies entre les Marrons Saamaka et Ndyuka et des anthropologues, l’on connaît bien à présent les accomplissements de ces peuples – de leurs origines datant de la fin du 17e siècle et les détails de leurs guerres et des accords qu’ils ont signés à leurs luttes actuelles contre des sociétés multinationales minières et forestières. Aujourd’hui, les Marrons du Suriname – au nombre de 122 000 individus – habitent l’intérieur du pays, dans et aux alentours de la capitale Paramaribo, en Guyane française à côté et en Hollande.

Les Marrons et leurs sociétés occupent une place toute particulière dans l’étude de l’esclavage caribéen. Le marronnage était une forme de résistance capitale pour les esclaves, qu’elle fut entreprise par des individus seuls, par des petits groupes, ou dans de grandes rebellions de masse. Partout aux Caraïbes, des communautés marronnes se dressaient comme des défis héroïques devant l’autorité coloniale, comme preuves vivantes de l’existence d’une conscience esclave, qui refusait d’être limitée par la conception ou la manipulation des Blancs. Ce n’est pas par hasard que partout dans la Caraïbe, le Marron historique, qui s’est souvent transformé en héros mythique, plus grand que nature, est actuellement devenu une pierre de touche identitaire pour les écrivains, artistes, intellectuels et homme politiques de la région – le symbole par excellence de la résistance à l’oppression et du combat pour la liberté.


Catégorie : Résistances

Pour citer l'article : Price, R. (2013). "Les Marrons dans la Caraïbe" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/vagues-de-colonisation-et-de-controle-de-la-caraibe/resistances/les-marrons-dans-la-caraibe.html.

Références

Bilby, Kenneth M ; True-Born Maroons ; Gainesville: University Press of Florida, 2005

Price, Richard (ed.) . Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas ; Third edition ; Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1996

Price, Richard ; Les premiers temps: la conception de l'histoire des Marrons saramaka ; Paris: Éditions du Seuil, 1996  [première edition américaine, 1983]

Price, Richard ; Alabi's World ; Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1990

Price, Richard ; Voyages avec Tooy : Histoire, mémoire, imaginaire des Amériques noires ; La Roque d'Anthéron: Vents d’ailleurs, 2010

Price, Richard ; Peuple Saramaka contre état du Suriname : combat pour la forêt et les droits de l'homme. Paris: IRD/Karthala, 2012