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Gestion de l'exploitation des ressources naturelles dans la Caraïbe L'exemple des secteurs du bois et de l'or au Suriname

  • Romain Cruse Université des Antilles et de la Guyane

L'or et le bois sont deux ressources naturelles qui sont abondantes au Suriname et qui n'ont au premier regard que bien peu de choses en commun. Le bois exploité (principalement le Dycorinia Guanesis et le Ruizterania Albiflora) est une matière vivante – ou ressource biotique - renouvelable. Exploitée de manière rationnelle (« durable ») une telle forêt est un atout économique majeur sur une période infinie. L'or est au contraire un métal – une ressource abiotique – présent dans certains sols du Suriname, principalement sous forme de fine poudre et en quantité très limitée. Il s'agit cependant du métal le plus malléable et le plus ductible  qui existe sur terre ; un métal qui ne s'oxyde ni à l'air ni à l'eau, et par conséquent l'un des plus prisé. Les volumes produits (environ 40 000 m3 par an pour le bois et entre 20 et 30 tonnes d'or soit l'équivalent d'environ 1m3) et à l'inverse les richesses générées  (2% du PNB dans le cas du bois et potentiellement un quart du PNB pour l'or ) sont incomparables. Les utilisations varient elles aussi considérablement. Le bois du Suriname est principalement vendu comme bois brut, en planches, en poteaux carrés et sous forme de papier (ABS 2010). L'or est le plus souvent commercialisé pour être transformé à l'étranger en lingots (60% de l'or mondial), ou alors utilisé à des fins ornementales et de manière marginale dans l'industrie.

Acteurs similaires...

Dans les deux cas, le bois et l'or étant exploité peu ou prou de la même manière et dans la même région de l'intérieur du Suriname (Sipaliwini principalement), les acteurs sont comparables. Le premier groupe se compose des habitants des régions d'exploitation. Il s'agit principalement de groupes de Noirs marrons regroupés ici en villages relativement autonomes depuis plusieurs siècles (Price 2011).

Le second acteur, l’État, émerge plus tardivement, avec l'autonomie (1954) puis l'indépendance (1975). Comme dans la majorité des anciennes colonies caribéennes, cette structure s'est bâtit sur la base de la bourgeoisie urbaine locale. Cette bourgeoisie est dite compradore car elle s'enrichit de manière non productive en monopolisant l'import-export notamment. Si on analyse son rôle fonctionnel, elle sert d'intermédiaire entre le territoire et la population locale d'un côté, et les grandes firmes multinationales étrangères de l'autre. 

Ces firmes multinationales représentent le troisième groupe d'acteurs. Si leur présence s'enracine dans la période coloniale (la Compagnie Néerlandaise des Indes Occidentales – GWC est crée dès 1621), leur importance décisionnelle écrasante est contemporaine de l'émergence d'un État indépendant faible.  

La complexité du cas surinamais réside dans le fait que les populations de l'intérieur (Noir Marrons principalement, mais aussi plus marginalement Amérindiens) sont propriétaires de leurs territoires en vertu de traités signés avec les colons hollandais à partir du XVIIIième siècle, mais que l’État Surinamais – ou plus exactement la nation, ce qui n'est pas exactement la même chose – se déclare propriétaire des ressources de ces territoires en vertu de la constitution nationale (OAS 2001). Le jugement de la Cour interaméricaine de droits de l’homme (2007) dans le cas « Saramaka People v Suriname » donne raison sur ce point aux Saramakas. 

...et organisation de la filière identique

La lutte entre l’État surinamais et les groupes de l'intérieur commença dès la période d'autonomie, au début des années 1960. Le gouvernement accorda alors à la firme nord-américaine Alcoa un territoire comprenant 43 villages de Noirs marrons situés dans l'intérieur, pour permettre à la compagnie de construire un barrage hydroélectrique destiné à alimenter ses usines. Les villages furent inondés dans le processus, avec la création du vaste  lac artificiel de Brokopondo. Les habitants ne reçurent pour ainsi dire pas de compensations (Price 2011). Puis la bauxite, l'or et le bois attirèrent rapidement des entrepreneurs étrangers vers ces mêmes territoires de l'intérieur dont ils négocièrent l'exploitation directement avec l’État. Le ressentiment des groupes de Noirs marrons monta progressivement pour finalement exploser, à partir de 1986, sous la forme d'une guerre civile qui les opposa pendant 6 ans à l'armée régulière. A partir du début des années 1990, les marrons ayant été 'pacifiés' par les bombardements et les massacres (une grande partie d'entre eux fuirent pour la Guyane voisine ou les Pays-Bas), le gouvernement Surinamais put se lancer dans la plus grande braderie de l'intérieur du pays, cédant une grande partie des territoires de l'intérieur à des compagnies étrangères. Grâce à des négociations discrètes auprès des représentants de l’État, les compagnies forestières obtinrent des tarifs très avantageux : seulement 0,02 dollars des Etats-Unis par hectare de taxe annuelle, et des royalties de l'ordre de 0,005 dollars des Etats-Unis par tronc (déclaré) [2] . La compagnie minière canadienne Goldenstar Resources obtint en 1991 plus de 1,2 millions d'hectares de concessions. A l'intérieur se trouvaient les territoires de 19 communautés de Marrons. Aucune ne fut ne serait ce qu'informée de la  vente (Kambel et MacKay 1999).

Retombées écologiques, sanitaires et sociales

Les retombées écologiques sont catastrophiques. Privés de la protection de la biosphère (coupes franches de l'exploitation forestière ou aurifère) les sols sont très rapidement lessivés. Ils perdent leurs substances nutritives et ne sont par la suite que très difficilement re-colonisés (Heemskerk et Peterson 2001). Une étude de Greenpeace montre que seuls 6% des 2 millions d'hectares de forêts exploitées au Suriname font l'objet d'un véritable soucis de gestion. Pour le reste les coupes à blanc sont la norme. Dans le cas de l'or,  en outre, les grandes quantités de mercure utilisées par les orpailleurs (environ un litre de mercure par kilogramme d'or) pour amalgamer les paillettes retombent rapidement avec les précipitations et contaminent l'ensemble de la chaîne alimentaire  (ABS 2010, Boudou  et Ribeyre 1997). Les implantations de camps de travail en forêt favorisent aussi l'apparition de foyers de malaria et le développement de la prostitution et des trafics d'êtres humains. Les villages de Noirs marrons de l'intérieur subissent de plein fouet l'ensemble de ces méfaits, sans pour autant bénéficier d'une amélioration notable de leur situation économique du fait de l'activité. Le fait que bon nombre d'entre eux se lancent dans les activités dangereuses et prédatrices d'orpaillage est un bon révélateur de leur condition.  

De cette gestion catastrophique ressort le paradoxe suivant : Le Suriname a été classé comme le 17ième pays le plus riche au Monde en terme de ressources naturelles disponible par habitant (par la Banque Mondiale). Mais son PNB n'est que le 163ième (sur 227), et son PNB par habitant est plus faible que celui de pays caribéens sans ressources naturelles ou presque comme Cuba, la Dominique ou encore Grenade. Les économistes ont appelé ce phénomène « maladie hollandaise », « paradoxe de l'abondance » ou encore « malédiction des ressources naturelles ». Dans le cas des pays périphériques comme le Suriname, cette « malédiction » n'est pourtant pas attribuable au sort : elle est le fait d'un complexe d'intérêts économiques liant États et bourgeoisies locales, institutions internationales néolibérales et firmes multinationales.  Et le Suriname est loin d'être un cas isolé : c'est ainsi que sont gérées les ressources naturelles caribéennes ; on retrouve des schémas à peu près identiques de la Jamaïque (bauxite), à la République dominicaine (or) et à Trinidad (pétrole). Au Guyana voisin, à la chute de Forbes Burnham, en 1985, ce qui a été appelé le « retour à la démocratie » fut marqué par la vente de 10 millions d'hectares de l'intérieur à des compagnies étrangères – un territoire de la taille du Portugal !   (Kambel E. et MacKay 1999). Le déséquilibre de pouvoir entre les firmes multinationales et les États caribéens est tel que ces firmes sauront faire racheter leurs succursales locales à bon prix par les États lorsque les cours mondiaux seront au plus bas (vague de nationalisations des années 1970), pour ensuite reprendre les commandes avec la reprise du marché (vague de privatisations des années 1980 – 1990) (Célimène et Watson, 1997). Le reste est bien connu : catastrophe écologique, marasme économique, explosion du trafic de drogues illicites, de la corruption et de la criminalité. 


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Catégorie : Les ressources naturelles caribéennes et leur gestion

Pour citer l'article : Cruse, R. (2014). "Gestion de l'exploitation des ressources naturelles dans la Caraïbe L'exemple des secteurs du bois et de l'or au Suriname" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/geographie-physique-et-ressources-naturelles/les-ressources-naturelles-caribeennes-et-leur-gestion/gestion-de-l-exploitation-des-ressources-naturelles-dans-la-caraibe-l-exemple-des-secteurs-du-bois-et-de-l-or-au-suriname.html.

Références

ABS (2010). Milieustatistieken, Paramaribo, Suriname, Septembre 2010.

Boudou A. et Ribeyre F. (1997). « Mercury in the food web. Accumulation and transfer mechanisms. Mercury and its effects on Environment and Biology », in Metal ions in biological systems series, Vol. 34. A. Sigel and H. Sigel (eds).: pp. 289-319. Marcel Dekker, New York.

Célimène F. et Watson, P., (1997). Économie politique caribéene. Paris : Economica.

Heemskerk M. et Peterson G. (2001). « Deforestation and forest regeneration following small-scale gold mining in Amazon: the case of Suriname », Environmental Conservation 28 (2): 117–126.

Kambel E.-R. et MacKay F. (1999). The rights of Indigenous peoples and Maroons in Suriname, Copenhagen, Denmark : International Work Group for Indigenous Affairs. 

OAS, (2001), Peace Democracy in Suriname: Final Report of the Special Mission to Suriname (1992-2000), Washington DC: Unit for the Promotion of Democracy of the General Secretariat of the OAS, 145p.

Price, R., 2011. Rainforest warriors, human rights on trial, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (traduction française aux editions IRD/Karthala).

World Bank, 1998, Caribbean country management unit, Latin America and Caribbean region, Suriname – a strategy for sustainable growth and poverty reduction, Country economic memorundum.

Célimène F. et Watson, P., (1997). Économie politique caribéene. Paris : Economica.

Heemskerk M. et Peterson G. (2001). « Deforestation and forest regeneration following small-scale gold mining in Amazon: the case of Suriname », Environmental Conservation 28 (2): 117–126.

Kambel E.-R. et MacKay F. (1999). The rights of Indigenous peoples and Maroons in Suriname, Copenhagen, Denmark : International Work Group for Indigenous Affairs

OAS, (2001), Peace Democracy in Suriname: Final Report of the Special Mission to Suriname (1992-2000), Washington DC: Unit for the Promotion of Democracy of the General Secretariat of the OAS, 145p.

Price, R., 2011. Rainforest warriors, human rights on trial, Philadelphie, University of Pennsylvania Press (traduction française aux editions IRD/Karthala).

World Bank, 1998, Caribbean country management unit, Latin America and Caribbean region, Suriname – a strategy for sustainable growth and poverty reduction, Country economic memorundum.