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Le Suriname : une île caribéenne comme les autres ?

  • François Taglioni Université de la Réunion PRODIG / CREGUR (La Réunion)
  • Romain Cruse Enseignant ATER à l'Université des Antilles et de la Guyane (UAG) Chercheur associé au laboratoire CEREGMIA (Martinique)

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Le Suriname est le plus petits pays d'Amérique du Sud. Mais de manière plus récurrente dans la littérature universitaire régionale, il est considéré depuis des années comme l'un des plus grands territoires caribéen (Best 1967 ; Granger 2008). On englobe généralement ce territoire dans l'ensemble socio-historique des trois Guyanes (Lézy 2000) ou encore dans l'ensemble biogéographique du plateau des Guyanes. On considère aussi souvent que le Suriname est inclus dans l'ensemble insulaire de la Caraïbe (Girvan 2005). Cette dernière considération implique un paradoxe géographique qui est double. En effet le Suriname, la Guyane Française et le Guyana, ne sont pas directement bordés par la mer des Caraïbes. Par ailleurs, à l'image du Belize, aussi généralement rattaché à l'espace caribéen insulaire, le Suriname n'est pas à proprement parler une île, c'est à dire une terre entourée d'eau, dans une définition restreinte du terme. Cependant la Caraïbe ne peut pas se définir aujourd'hui uniquement dans un rapport déterministe avec la mer du même nom. Et les recherches menées sur l'insularité montrent de plus en plus les limites du caractère physique de l'île, au profit de sentiments d'appartenance, de rupture, etc. (Taglioni 2003).

 Une « caribéanité » aux portes de l'Amazonie

D'après L. Best (1967), la Caraïbe se délimite, au sein de la plus vaste « Amérique des plantations », par l'héritage particulier, tant sur le plan économique, social, culturel et politique, des plantations de canne à sucre. Le Suriname, qui rivalisait au 18ième siècle en richesses produites avec les colonies de la Jamaïque ou de St Domingue, a longtemps appartenu au collier de « perles » sucrières européennes au sein des Indes Occidentales (Price 2011). 

Pour l'historien portoricain A. Gaztambide-Geigel (1996), il découle de l'héritage sucrier que la Caraïbe se définisse comme une « afro Amérique-Centrale » - l'espace de l'Amérique centrale dans lequel ont été importé des esclaves et où existent donc une population d'afro-américain et/ou de métisses. Or il est notable que c'est au Suriname (et non pas en Haïti) – colonie hollandaise dans laquelle furent débarqué au moins 300 000 esclaves - que furent établies les premières véritables « nations noires1 » des Amériques, enracinées dans des territoires concédés par les colons dès le XVIIIème siècle (Price 2001). L'Histoire du Suriname est par ailleurs très semblable à celle des îles du bassin caribéen (Célimène et Cruse 2012).

De cette histoire similaire découle une construction nationale assez proche, paradoxalement marquée à la fois par le métissage – ou créolisation –, et le pluralisme – ou séparation sociétale en sous-ensembles relativement hermétiques liés à l'ethnicité ; deux caractéristiques typiques des sociétés caribéennes. Du métissage de la population découlera logiquement une langue créole commune – le Sranan Tongo. Comme dans tous les autres territoires caribéens cohabitent donc au Suriname une langue officielle héritée du colon et une langue créole métissant des héritages multiples, notamment africains. Les étudiants interrogés à l'Université de Paramaribo placent d'ailleurs majoritairement leur pays dans l'ensemble caribéen (CARTE). Cependant, cette carte de perception montre bien que nous nous trouvons déjà là sur les marges de cet espace, à la frontière avec une autre région : l'Amazonie. 

Une insularité verte

On le sait (Taglioni, 2006), il est malaisé de mesurer par des indicateurs des phénomènes aussi complexes et relatifs que ceux qui découleraient de l'isolement. Les îles n'échappent pas à ce constat et il est vrai que des barrières géographiques fortes (cours d'eau, chaînes de montagnes, déserts, zones glaciales...) peuvent avoir des effets d'isolement et de discontinuité spatiale beaucoup plus nets que la mer. Ainsi, certaines zones continentales du Canada, du Brésil, d'Argentine, d'Amazonie ou des plaines d'Asie centrale sont infiniment plus isolées que les îles de la Caraïbe ou de la Méditerranée, par exemple. Il faut situer la côte d'une île à sa juste place dans un ensemble de facteurs concourant à l'isolement. Il est sans doute plus juste d'envisager aujourd'hui l'isolement en termes de degrés d'enclavement. La notion d'enclavement nous permet d'abolir la distance linéaire, qui serait l'éloignement, et de la remplacer avantageusement par les notions relatives de distance-temps pour ce qui concerne plus particulièrement le transport des individus par avion et de distance-coût pour ce qui est du transport maritime des marchandises. Ces deux indicateurs, distance-temps et distance-coût, permettent de mesurer de façon plus objective l'accessibilité humaine et commerciale des îles. Ils sont aussi des indicateurs fondamentaux pour apprécier l'insularité qui est, ou a été, intimement liée à l'accessibilité.

On peut aussi envisager l'insularité en lui apportant une forte charge symbolique pour en faire un terme générique. C'est celui qui fait dire que le monde est un archipel ou que la planète est une île. Déjà, au premier siècle de notre ère, le géographe Strabon parle du monde comme une île. "Que le monde habité soit une île, c'est d'abord l'expérience sensible qui nous force à l'admettre. De tous côtés, en quelque direction qu'il ait été possible d'atteindre les confins de la terre qui nous porte, l'on rencontre la mer, que précisément nous nommons océan : là où il n'est pas donné aux sens de nous le faire admettre, le raisonnement le démontre" (Strabon, cité par Létoublon, 1996, p. 10). Pour Joël Bonnemaison (1997), le monde "peut-être regardé non pas comme un seul espace, mais comme un archipel". Pour sa part, Hérodote, au Ve siècle avant J.-C., envisageait les cinq oasis du désert libyen (Baharia, Dakkhla, Farafra, Kharga, Siwa) comme un archipel des bienheureux. 

A la lumière de ce qui précède, le Suriname peut donc être envisagé comme un espace insulaire qui ne serait non pas entourée uniquement par la mer mais aussi par de larges fleuves et de la forêt (plus de 90 % du territoire). L'accessibilité se faisant ainsi prioritairement par avion ou bateau, comme sur une île, au détriment des transports terrestres. De fait, en dépit de la taille du pays (163 270 km2), la population est très largement concentrée sur les littoraux où résident environ 90% des 490 000 habitants (ABS 2005). Et ce particulièrement dans les trois villes côtières que sont, par ordre d'importance, la capitale Paramaribo, Neuw Nickerie et Albina. Ainsi, les Surinamais se trouvent en situation de quasi insularité, enclavés entre l'Océan Atlantique, qui s'étend sur un littoral de 386 km, d'importants fleuves frontières de plus de 500 km chacun avec le Guyana et la Guyane, et l'immensité forestière qui les sépare du Brésil. Le fait que la forêt du Sud du Suriname ne soit traversée d'aucune route et que les deux fleuves frontières s'étirant longitudinalement (Maroni à l'Est, Courantyne à l'Ouest) ne soient pour l'instant traversés par aucun pont et peu navigables crée inévitablement de la discontinuité et un enclavement tout à fait insulaires.

Conclusion

Comprendre en quoi le Suriname peut être rattaché à l'espace caribéen insulaire nous permet d'avancer qu'il en soit de même d'autres territoires non insulaires (ex. le Belize) et situés hors de la mer des Caraïbe (ex. le Guyana). Ceci nous permet de rappeler que la région Caraïbe se définit autrement que dans un rapport déterminisme à la mer du même nom. La caribéanité nait à notre sens du croisement entre un espace littoral centre-américain et une matrice culturelle liée à un héritage socio-historique commun. La caribéanité est donc le fruit de la géographie et de l'histoire : c'est ce qui permet d'envisager à la fois les différences et les similitudes entre ces espaces et des îles en bien des points similaires comme celles du sud-ouest de l'océan Indien ou encore du Pacifique insulaire.

1.Nation étant ici entendu au sens objectif comme « une population définie par des critères objectifs communs : langue, religion, territoire (...) » Cf. Rosière S. (2008). Dictionnaire de l'espace politique. Paris Armand Colin.  

Catégorie : Qu'est-ce-que la Caraïbe ?

Pour citer l'article : Taglioni F., Cruse R. (2013). "Le Suriname : une île caribéenne comme les autres ?" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/qu-est-ce-que-la-caraibe/le-suriname-une-ile-caribeenne-comme-les-autres.html.

Références

ABS (2005) Suriname Census 2004, VolI : Sociale en Demografische Karekteristieken, Paramaribo, Algemeen Bureau voor de Statistiek.

Best L. (1967). « Independant thought and Caribbean freedom », New World Quarterly, Vol.3, n°4 ; p. 7-26.

Bonnemaison J. (1997). « La sagesse des îles » in Sanguin, A.-L. (dir.). Vivre dans une île. Paris : l’Harmattan, p. 121-129.

Célimène F. ; Cruse, R. (2012 – à paraître), Le Suriname, une introduction, Paris, Presses Universitaires des Antilles et de la Guyane. 

Gaztambide-Geigel, A. (1996). « La Invencion del Caribe en el Siglo XX. Las definiciones del Caribe como problema historico e metodologico », Revista Mexicana del Caribe, Ano 1, n°1, p. 75-96.  

Girvan N. (2005). « Reinterpreting the Caribbean » in Pantin (Ed.) The Caribbean Economy, a reader, Kingston, Ian Randle Publishers.

Stéphane Granger, « La Guyane, un territoire Caraïbe en voie de sud-américanisation », EchoGéo [En ligne], Numéro 6 | 2008, mis en ligne le 09 juillet 2008, consulté le 17 novembre 2011. URL : http://echogeo.revues.org/6503

Létoublon F. (dir.) (1996). Impressions d’îles. Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 294 p.

Lézy E. (2000). Guyane-Guyanes, une géographie sauvage de l'Orénoque à l'Amazone. Paris, Belin

Price R. (2011). Rainforest Warriors, Oxford, Pennsylvania Studies in Human Rights. 

Taglioni F. (2003). Recherche sur les petits espaces insulaires et sur leurs organisations régionales, Paris, La Sorbonne, Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), 3 volumes. http://www.taglioni.net/hdr.htm

Taglioni F. (2006). "Les petits espaces insulaires face à la variabilité de leur insularité et de leur statut politique". Les Annales de géographie, n°652, p. 664-687