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La vie quotidienne des Marrons à l’époque coloniale

  • Richard Price www.richandsally.net

Tout autour de la Caraïbe les Marrons ont construit leurs communautés en état de guerre, constamment en train de guetter les troupes coloniales, les milices et les traqueurs d’esclaves chasseurs de primes. Dans certains cas, et en particulier sur les petites îles, de telles communautés sont apparues et ont disparu régulièrement jusqu’à l’émancipation générale. Dans d’autres, telles que la Jamaïque ou la colonie continentale du Suriname, ils ont réussi à vivre et prospérer et finalement à forcer les colons à faire la paix avec eux et leur accorder un territoire et la liberté, bien des décennies avant l’émancipation générale.

Dans toutes les colonies du Nouveau Monde, les premiers Marrons étaient originaires de diverses sociétés d’Afrique de l’ouest et centrale ; dès le début, ils ne partageaient ni la langue, ni d’autres aspects culturels majeurs. Leur tâche collective, une fois dans les forêts, montagnes ou zones marécageuses, n’était autre que de créer de nouvelles communautés et institutions, principalement au moyen d’un processus de syncrétisme ou mélange culturel interafricain. Les universitaires, principalement des anthropologues, ayant examiné la vie contemporaine des Marrons de près, sont d’accord pour dire que de telles sociétés sont souvent étrangement « africaines » au niveau de l’atmosphère, mais en même temps largement dépourvues de systèmes directement importés. Même si étant africain au niveau du caractère, aucun système marron social, politique, religieux ou esthétique ne peut avoir une provenance ethnique africaine spécifique ; ces systèmes révèlent plutôt leur composition hybride, façonnée lors des rencontres initiales de peuples d’origines africaines, européennes, amérindiennes diverses dans le cadre dynamique du Nouveau Monde. 

Lorsque l’on considère, par exemple, le développement du système de parenté des Marrons Ndyuka du Suriname, “undoubtedly their West-African heritage played a part ... [and] the influence of the matrilineal Akan tribes is unmistakable, but so is that of patrilineal tribes ... [and there are] significant differences between the Akan and Ndyuka matrilineal systems” (« sans aucun doute leur héritage ouest-africain a joué un rôle … [et] l’influence matrilinéaire des tribus Akan est immanquable mais celui des tribus patrilinéaires aussi … [et il y a] des différences significatives entre les systèmes matrilinéaires Akan et Ndyuka ») (André Köbben, dans Price 1996:324). Les recherches historiques et anthropologiques ont révélé que les splendides gravures sur bois des Marrons surinamiens, considérées depuis longtemps comme « un art africain des Amériques » sur la base de ressemblances formelles, est un fait relativement nouveau, un art afro-américain “for which it would be pointless to seek the origin through direct transmission of any particular African style” (« pour lequel il serait vain d’en chercher les origines au travers d’une transmission directe de n’importe quel style africain en particulier ») (Jean Hurault, in Price 1996:29). Des enquêtes détaillées - à la fois dans les musées et sur le terrain- sur une variété de phénomènes culturels parmi les Marrons Saamaka du Suriname ont confirmé les processus créatifs qui continuent d’animer ces sociétés (Price 2008). 

Si nous examinons les adaptations économiques des Marrons à leurs nouveaux environnements, nous découvrons qu’ils sont aussi impressionnants que leurs réussites militaires. (Voir Résistance des Marrons et Les défis militaires Marrons envers le régime esclavagiste). L’agriculture sur brûlis devint très vite le pilier de la plupart des économies Marrons, avec une liste de cultures similaires provenant de toutes les régions - la cassave, l’igname, la patate douce et d’autres racines alimentaires, les bananes et les plantains, le riz sec, le maïs, les arachides, la courge, les haricots secs, les piments, la canne à sucre, d’autres légumes assortis, le tabac et le coton. Ceux-ci étaient en général plantés en cultures associées- par exemple, des légumes plantés dans un champ de riz. Créer des jardins était l’une des premières tâches pour chaque groupe Marron nouvellement formé. Dans certains cas cependant (que ce soit sur de petites îles ou par choix), les communautés Marrons choisissaient de vivre de façon moins indépendante et devenaient ainsi directement parasitaires sur les plantations pour leur subsistance. Les voisins amérindiens enseignèrent aux Marrons de nombreuses techniques afin de gérer l’environnement naturel et ces derniers apprirent beaucoup lorsque les Africains et les Indiens cohabitèrent pendant la période du début de l’esclavage sur les plantations. 

Cependant, malgré les réussites remarquables des Marrons à créer une vie au milieu d’un environnement hostile, ils demeuraient incapables de fabriquer les quelques objets qui étaient essentiels à leur vie courante. Alors que la guerre contre les colons continuait, le besoin d’objets tels que des armes, outils, marmites et tissus (également pour les nouvelles recrues, en particulier les femmes) conservait les communautés Marrons inévitablement dépendantes des sociétés de plantation desquelles ils essayaient tous de s’isoler. Tout autour de la Caraïbe, il y avait connivence entre des membres de toutes les classes sociales - lorsque c’était à leur avantage- et les Marrons, et ceux-ci en profitaient en obtenant les biens dont ils avaient besoin. Par exemple en Guadeloupe, les esclaves faisaient passer clandestinement des armes aux Marrons ; à Cuba, les esclaves et hommes libres servaient d’intermédiaires, vendant la cire d’abeille, le miel et le cuir des Marrons sur les marchés urbains et leur fournissaient en retour des armes à feu et outils ; et en Jamaïque, non seulement les esclaves aidaient les marrons économiquement, mais ils fournissaient également des renseignements cruciaux. Apres l’émancipation générale dans les colonies, les hommes Marrons s’engagèrent fréquemment dans du travail rémunéré afin d’acheter les biens occidentaux qu’auparavant ils obtenaient lors de raids ou d’échanges. 

Afin d’assurer la loyauté absolue de ses membres, chaque communauté Marron initiale devait empêcher la trahison de son emplacement auprès des colons. Les nouveaux membres servaient communément une période d’essai lors de laquelle ils n’avaient pas le droit de porter d’armes. Et la désertion d’une communauté Marron était typiquement punie par la mort. Les dissensions internes ne pouvaient être tolérées et les systèmes de justice en développement étaient durs. Dans les sociétés Marrons surinamiennes, les personnes que l’on jugeait être des sorcières étaient brûlées sur le bûcher. Mais la cause la plus fréquente de discorde était les querelles à propos de femmes. Presque toutes les premières sociétés Marrons connaissaient un déséquilibre entre le nombre de femmes et d’hommes, cependant suivant la coutume africaine fréquente, la polygynie était généralement permise pour les hommes importants, réduisant encore plus le nombre de femmes libres. De nombreux groupes capturaient des femmes amérindiennes pour limiter la pression. Mais les querelles à propos de femmes demeurèrent le type de dispute le plus fréquent au sein des sociétés Marrons jusqu’au vingtième siècle. 

Notre documentation la plus riche sur la vie quotidienne des Marrons lors du colonialisme vient de ces communautés ayant survécu longtemps et qui subsistent jusqu’à présent. Débutant au milieu du dix-huitième siècle juste après la signature de traités de paix, à la fois des missionnaires allemands et des officiers hollandais par exemple furent envoyés vivre parmi les Marrons Saamaka du Surinam, où ils faisaient des rapports quotidiens sur ce qu’ils voyaient et entendaient. En même temps, les Saamakas maintiennent aujourd’hui de riches récits oraux des évènements importants de cette même période, permettant la juxtaposition des archives écrites et orales à propos de la vie quotidienne - naissance, mariage, mort et enterrement, politique, chasse, agriculture, et bien plus encore. Alabi’s World (Price 1990), basé sur ces deux sortes de sources, présente une description complète de ce que l’on sait de la vie des Marrons au dix-huitième siècle pendant la période coloniale, incluant un grand nombre d’interactions politiques entre les chefs Marrons et le gouvernement colonial. Des ouvrages quelque peu similaires qui présentent une image historique riche de la vie politique et sociale ont désormais été publiés à propos des Marrons Ndyuka du Suriname pendant le dix-huitième siècle, mais en hollandais (Thoden van Velzen and Hoogbergen 2011). Et True-Born Maroons, qui rassemble du matériel oral et d’archive, avec une emphase sur le point de vue des Marrons eux-mêmes, offre un panorama de la vie à l’époque du colonialisme des Marrons jamaïcains, incluant beaucoup d’informations sur la langue, la religion et les guerres contre les colons (Bilby 2005). 

Des recherches anthropologiques récentes se sont concentrées sur le débat continu à propos de la créolisation et ont étudié dans quelle mesure (et par quels moyens) les Marrons ont tiré des éléments de leurs divers héritages africains, et d’un autre côté, de leurs expériences du Nouveau Monde et de leur propre créativité pour construire leurs mondes culturels. Les chercheurs se sont demandé comment dans chaque colonie du Nouveau Monde, les Africains esclaves, venant de nations diverses et possédant des langues différentes, sont devenus africains-américains. Des universitaires ont découvert que pour commencer à explorer ces processus, au travers de ces nombreuses régions où les Africains sont arrivés comme travailleurs captifs, nous devons tout d’abord nous demander : Dans quelle mesure les Africains qui sont arrivés dans une localité particulière du Nouveau Monde étaient-ils « ethniquement »  homogènes (ou hétérogènes) – en d’autres termes, dans quelle mesure y avait-il un groupe clairement dominant- et quelles étaient les conséquences culturelles ? A quelle vitesse et de quelle manière les Africains et leurs enfants africains-américains ont-ils commencé à penser et à agir en tant que membres de nouvelles communautés ? De quelle manière les arrivants africains ont-ils choisi –et dans quelle mesure leur était-il possible- de continuer leur manière de penser particulière et faire des choses qui provenaient du Vieux continent ? Que voulait dire « Afrique »  (ou ses régions et peuples) à divers moments pour les arrivants africains et leurs descendants ? Et comment différents profils démographiques et conditions sociales de lieux particuliers du Nouveau Monde ont encouragé ou inhibé ces processus culturels? En bref, qu’est ce qui a rendu possible encore et encore ce que l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot appelle « le miracle de la créolisation », tout autour des Amériques ? 

Les sociétés Marrons ont joué un rôle privilégié dans de telles discussions, en partie dû à leur relative isolation, et dans le cas du Suriname, leur persistance dans le présent. L’étude ethnographique de la créolisation la plus détaillée à ce jour (Price 2010), analyse des données détaillées des langages Marrons ésotériques, aussi bien que d’autre matériel concernant les rituels, afin de démontrer la complexité de ces questions à la fois du point de vue ethno- historique et celui des Marrons eux-mêmes. 

Dans de nombreux endroits de la Caraïbe, le colonialisme a duré bien après le début du vingtième siècle, au Suriname par exemple- là où vit aujourd’hui la plus grande concentration de Marrons - obtenant leur indépendance des Pays-Bas en 1975 seulement. Pour les Marrons en Jamaïque, Belize ou au Suriname, la transition entre la vie dans une colonie européenne à une nation postcoloniale n’a pas entraîné de changements radicaux, puisque les attitudes généralement condescendantes et intégrationnistes des élites urbaines sont demeurées en grande partie identiques. Ironiquement, tout autour de la Caraïbe aujourd’hui, le Marron historique – souvent mythifié en une créature hors du commun- est devenu une référence d’identité pour les écrivains, artistes, intellectuels et politiciens de la région, le symbole ultime de résistance à l’oppression et la lutte pour la liberté. Cependant l’attitude envers les Marrons vivant dans ces nouvelles nations n’a pas changé rapidement et inclut souvent les même types de condescendance et préjudice qui étaient prévalent à l’époque du colonialisme.

Catégorie : La vie dans la Caraïbe des plantations

Pour citer l'article : Price, R. (2013). "La vie quotidienne des Marrons à l’époque coloniale" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/vagues-de-colonisation-et-de-controle-de-la-caraibe/la-vie-dans-la-caraibe-des-plantations/la-vie-quotidienne-des-marrons-a-l-epoque-coloniale.html.

Références

 Bilby, Kenneth M. True-Born Maroons. Gainesville: University Press of Florida, 2005.

Price, Richard. Les premiers temps: la conception de l'histoire des Marrons saramaka ; Paris: Éditions du Seuil, 1996  [première edition américaine, 1983]

Price, Richard. Alabi's World. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1990.

Price, Richard. Voyages avec Tooy : Histoire, mémoire, imaginaire des Amériques noires.La Roqued'Anthéron: Vents d’ailleurs, 2010

Price, Richard (ed.). Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas. Third edition, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1996.

Thoden van Velzen, H. U. E., and WimHoogbergen. Een zwartevrijstaat in Suriname: De Okaansesamenleving in de achttiendeeeuw. Leiden: KITLV Press, 2011.