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Définir les frontières de la Caraïbe : Une Introduction

  • Romain Cruse ATER Université des Antilles et de la Guyane (Martinique)
  • Pascal Saffache Professeur Université des Antilles et de la Guyane (Martinique)

Les choses paraissent très simples au premier abord ; la Caraïbe serait un ensemble de territoires – essentiellement insulaires – bordés par la Mer des Caraïbes. Pourtant, derrière cette simplicité apparente, l’appréhension de cet espace régional s’avère très complexe car selon les régions, les auteurs et leurs spécialités, les définitions varient (voir par exemple : Gaztambide-Geigel, 1996 ; Kempado, 1999 ; Guarch-Delmonte, 2003 ; Sheller, 2003 ; Godard et Hartog, 2003 ; Girvan, 2005).

Qu'entend-on précisément par la Caraïbe ? Cette dénomination est-elle la plus appropriée ? Concerne t-elle seulement les îles ? Les îles et l'Amérique Centrale ? Faut-il y adjoindre la Colombie, le Venezuela, le Mexique, la Louisiane ou encore la Floride ? Des îles situées hors de la Mer des Caraïbes (les Bahamas ou la Barbade) peuvent-elles être considérées comme caribéennes ? De même, qu'en est-il des territoires situés hors de la Mer des Caraïbes mais historiquement et culturellement rattachés à la région (le Guyana et le Suriname par exemple) ? Par opposition, comment appréhender les îles situées au cœur de la Mer des Caraïbes, mais dont le statut politique les rattache directement à l’ensemble européen (Saba, la Martinique, les îles Cayman pour ne prendre que ces exemples) ? Les articles de cet atlas s’attachent à montrer qu'il n'existe pas de réponse catégorique à toutes ces questions. Il existe des points de vue différents, résultant d’approches diverses qui mettent l’accent sur la localisation, la culture, l'histoire, la langue, l'économie ou encore le statut politique.

Et si La Caraïbe n'existait pas ?

La multiplicité des points de vue englobe des visions variées et souvent complémentaires. Ainsi, pour la sociologue M. Sheller (2003), la Caraïbe n'est qu'une « fantaisie », un « contexte », une « construction » idéologique (et une « destruction ») européenne, un « objet d'étude produit dans des centres académiques du Nord ». En clair, Mimi Sheller rejoint quelque peu Aimé Césaire (1939) qui décrit notre « archipel arqué comme le désir inquiet de se nier ».

L'argumentaire de Sheller se base sur la construction européenne, sur plusieurs siècles, d'un espace imaginaire paradisiaque appelé « Caraïbe », et vendu comme une sorte de « Jardin d'Eden ». Sheller précise toutefois que cet espace imaginaire paradisiaque, vendu dans les agences de voyage, ne correspond à aucune réalité.

L'écrivain haïtien Dany Laferrière1, dont l'œuvre est aussi inspirée par celle de Césaire qu'elle ne l'est par celle d’Hemingway, affirme ne pas partager « l'idée des Antilles ». « C'est selon [lui] une vision colonialiste de l'espace2. » Il préfère se considérer comme Américain – au sens large. Il est vrai que les exonymes mêmes que nous utilisons aujourd'hui encore pour décrire notre espace nous ont été imposés et sont profondément européanocentrés : les "Antilles" (du latin Ante et Illum, littéralement "avant le continent", si l'on considère la route depuis l'Europe évidemment) la "Caraïbe" (des amérindiens Kalinago, appelés Caribs par les Européens, sur la racine de Cannibale), en anglais les "Indes Occidentales"...

On peut aussi invoquer plusieurs arguments allant à l’encontre de l'idée de regroupement régional caribéen. Comment parler de bloc régional, quand les lignes de fractures sont si nombreuses : langues différentes au sein d'un même territoire et entre les territoires, origines diverses des populations, statuts politiques différents... Pire, les Hispanophones des îles de la Caraïbe ne sont considèrent que rarement comme « caribéens » (leur identité première étant « Latinos »). Et une étude de cette Atlas montre qu'il en est de même pour bon nombre d'habitants des îles qui sont toujours rattachées à la France.

Vers une émergence de la caraibe

Considérer la Caraïbe comme une vue de l'esprit revient toutefois à nier une évidence géographique, démographique, historique, culturelle et sociale. Le terme Caraïbe désigne un arc-carrefour, où se sont rencontrées toutes les grandes civilisations. Certes la Caraïbe est Américaine, mais elle représente une sous-région bien identifiée par l'héritage structurel et culturel des plantations sucrières (Best 1967) et de l' « habitation » qui les structurent (Chamoiseau et Confiant 1999). L' « habitation », c'est la reproduction caribéenne de l'organisation esclavagiste qui prévalait dans la Rome et la Grèce Antique, et sur laquelle se sont bâties – entre autres - les économies d'Europe occidentale (Patterson 1982).

La Caraïbe est aussi un espace physique d'une beauté extraordinaire ; les atrocités de l'Histoire n'y enlèvent rien. L'écrivain Saint-Lucien Derek Walcott (2000) regrette à ce propos que « aucune étude historique ne reconnaisse que la beauté des îles caribéennes ait pu aider les esclaves à survivre ». Pour lui, la beauté des îles, la lumière magique des fins d'après midi nuageuses, la sérénité des montagnes majestueuses est en tout point comparable à la beauté « de la force et de l'endurance des survivants ».

La beauté poétique de l'espace caribéen se retrouve d'ailleurs dans l'expression de ses écrivains, de ses poètes, de ses conteurs, de ses chanteurs et autres griots contemporains. Il suffit pour s'en convaincre de lire le les "Eloges" du Guadeloupéen Saint John Perse, ou encore les ouvrages du Trinidadien Earl Lovelace et du Martiniquais Patrick Chamoiseau pour ne citer qu'eux...  A travers ce foisonnement d'œuvres poétiques, la Caraïbe se raconte pour s'affranchir progressivement d'un des boulets de l'Histoire exprimé par Jamaica Kincaid (1988) : « N'est-il pas étrange que le seul langage dans lequel je puisse exprimer le crime soit celui du criminel ? ».

Un espace déchiré…

La Caraïbe se définit généralement de manière simplificatrice par deux actes fondateurs opposés et deux personnages qui y sont symboliquement associés : d'un côté, l'extermination de près de 3 millions d'Amérindiens (pour les seules îles de la Caraïbe) et la déportation de plus de 50 millions d'Africains, ces  "migrants nus" selon l'expression d’Édouard Glissant, symbolisés par Christophe Colomb ; de l'autre, le « Nègre fondateur » Toussaint Louverture et l'héroïque révolution haïtienne3.

La Caraïbe c'est aussi le marronage des Africains « salés » dans les forêts surinamaises, les mornes de la Dominique et les montagnes bleues jamaïcaines notamment. Marronage, y compris contre les armées de Toussaint Louverture, en Haïti, dès que celles-ci seront perçues comme le fer de lance d'une nouvelle plantocratie noire (Bell 2007). Ce marronage fait écho aux cris étouffés de la résistance des peuples premiers. La résistance se perpétue ; raconter cette histoire, c'est résister à celle écrite par les vainqueurs.

… et paradoxal

Nous pourrions reprendre les termes de l'écrivain Bajan Karen Lord pour décrire « la Caraïbe [comme] un magnifique paradoxe : insulaire et cosmopolite, ancienne et moderne, radicale et conservatrice, accommodante et refusant le pardon »4. Une entité unie par sa diversité - sa "diversalité" plus exactement, selon l'expression de Patrick Chamoiseau, ce maintien de la diversité dans l'Universel propre à la créolisation caribéenne. La Caraïbe c'est en effet paradoxalement à la fois le pluralisme - une sorte particulière de ségrégation qui maintient à part « noirs », « blancs », « koulis », « chinois », « javanais », etc. - et la créolisation, c'est-à-dire une forme de métissage sans synthèse : "dans la culture créole chaque Moi contient une part ouverte des Autres, et au bordage de chaque Moi se maintient frissonnante la part d'opacité irréductible des Autres" (Chamoiseau et Confiant 1999) . C'est ce qui explique sans doute en partie que la Caraïbe ait pu enfanter des prix Nobel de littérature aussi opposés que V.S. Naipaul et D. Walcott (et bien évidemment Saint John Perse), des expériences politiques allant du "Castrisme" et de la "Révolution Bolivarienne" au néolibéralisme précurseur de Bootstrap, en passant par le socialisme fabien inauguré par Eric Williams, des genres musicaux écartelés entre le reggae militant de Bob Marley et le Kompa des Koudjay5 lancé sous la dictature de « Baby Doc »...  La Caraïbe c'est aussi la misère sans nom d'Haïti, l'un des vingts pays les plus pauvres de la planète, faisant face à la richesse extraordinaire des territoires les plus riches du Monde comme les Îles Cayman ou les Bermudes. Les contrastes économiques internes à ces pays sont du même ordre. La Caraïbe offre au regard du monde un éventail de populations, de cultures, d'arts et de systèmes politiques, anciens et récents, originels mais plus souvent créolisés.

Quels sont les points communs qui unissent la Caraïbe ? Sans doute cette goutte plus ou moins prédominante de sang africain qui en fait l' « Afro-Amérique » centrale de Gaztambide-Geigel (1996), bien que ceci soit réducteur au vue du nombre de peuples et de cultures précipités dans la matrice Caribéenne. Cet héritage se retrouve dans la perpétuation de traditions africaines à haute valeur symbolique comme le limbo ou les fables d'Anansi que l'écrivain W. Harris (1995) met en relation avec l'art de la survie des Caribéens ; la créolisation en est un autre aspect fondamental, dont la forme la plus évocatrice se retrouve dans les langues et les religions syncrétiques pratiquées dans cette région. Toutes nées dans la plantation, "l'un des  ventres du monde" (Glissant 1990), ces langues et ces façons de concevoir le Monde sont aujourd'hui les plus jeunes et en ce sens les plus modernes qui soit. Paradoxalement une fois encore, et contrairement aux idées reçues jusqu'au cœur de notre région, le créole jamaïcain est par exemple beaucoup plus moderne que l'Anglais britannique, dont il est débarrassé des "barbarismes que sont ses formes irrégulières" (Adams 2002) et la religion dite "vaudou" (ou vodou) beaucoup plus contemporaine que le Christianisme dont elle est partiellement originaire (Métraux 1977). En clair, la Caraïbe est un espace moderne, complexe, pluriel, que l’on ne peut appréhender véritablement qu’après un long processus de démystification, de rejet des conceptions classiques, d’ouverture à l’autre, d’ouverture aux autres… Pour comprendre la Caraïbe, il faut devenir caribéen, c’est-à-dire se laisser pénétrer par l’histoire, la langue, la culture, bref il faut vivre et penser Caraïbe… 

 


1.Prix Medicis 2009 pour son livre « L'énigme du retour » et Grand Prix Metropolis Bleu 2010.

2.http://www.telerama.fr/livre/dany-laferriere-je-ne-suis-pas-oblige-de-crier-ma-creolite-sur-tous-les-toits,69864.php

3.Expression empruntée à Aimé Césaire : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-04-19-Cesaire

4.http://www.meppublishers.com/online/caribbean-beat/current_issue/index.php?pid=1000&id=cb107-2-46

5.Fête populiste


Source de l'image : NYPL Digital Gallery

Catégorie : Qu'est-ce-que la Caraïbe ?

Pour citer l'article : Cruse R., Saffache P. (2013). "Définir les frontières de la Caraïbe : Une Introduction" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/qu-est-ce-que-la-caraibe/definir-les-frontieres-de-la-caraibe-une-introduction.html.

Références

Adams E. (2002). Understanding Jamaican Patois: An introduction to afro-jamaican grammar. Londres; LMH Publishing.

Bell S. (2006). Toussaint Louverture, a biography. New York, Pantheon Books.

Best L. (1967). « Independent Thought and Caribbean Freedom », New World Quarterly, Vol.3, n°4.

Césaire A. (1939). Cahier d'un retour au pays natal, Paris, Présences Africaines

Chamoiseau P. et Confiant R. (1999). Lettres créoles, Paris, Folio, Poche.

Kempado K.(Ed.) (1999). Sun, Sex and Gold, Tourism and Sex Work in the Caribbean, New York, Rowman & Littlefield Publishers.

Gaztambide-Geigel, A. (1996). « La Invencion del Caribe en el Siglo XX. Las definiciones del Caribe como problema historico e metodologico », Revista Mexicana del Caribe, Ano 1, Num.1, p. 75-96

Girvan N. (2005). « Reinterpreting the Caribbean » in Pantin (Ed.) The Caribbean Economy, a reader, Kingston, Ian Randle Publishers

Glissant, E. (1990). Poétique de la relation. Paris, Gallimard.

Godard H. et Hartog T. (2003). « Le bassin Caraïbe : Présentation ». Mappemonde, n°72, 4/03, http://www.mgm.fr/PUB/Mappemonde/Mappe403R.html

Guarch-Delmonte J. (2003). « The first Caribbean People », in Sued-Badillo J. (Ed.) General History of the Caribbean, Vol I. Autochtonous Societies, p93-133.

Harris W. (1995). History, Fable and Myth in the Caribbean and Guianas, Calaloux Publications.

Jagan C. (1952). Bitter Sugar. Georgetown, Guyana.

Kincaid J. (1988). A small place. Strauss & Giroux. 

Métraux A. (1997). Le vaudou haïtien. Paris, Gallimard.

Patterson O. (1982). Slavery and social death, a comparative study, Londres, Harvard University Press.

Sheller M. (2003). Consuming the Caribbean, from Arawaks to Zombies, London & New York, Routledge.

Sued-Badillo S. (Ed.) (2003) "General History of the Caribbean", Vol I Autochtonous societies, UNESCO.

Walcott D. (2000). « A Frowsty Fragance », in Krise T. (Ed.), Caribbeana : An Anthology of English Litterature on the West Indies, University of Chicago Press, p1657-1777