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La société post-esclavagiste dans la Caraïbe britannique : 1838-1900

  • Bridget Brereton History Department University of the West Indies (UWI), Trinidad & Tobago

Les Britanniques abolirent l’esclavage dans leurs colonies en deux étapes, entre 1834 et 1838. Les anciens esclaves ne reçurent ni concessions de terre, ni indemnisation financière (bien que leurs anciens maîtres aient reçu des subventions pour compenser la perte de leurs « biens »).

Une période de forte tension entre les planteurs et les anciens esclaves eut lieu tout de suite après l’abolition complète en 1838. Les deux parties s’opposèrent sur des questions de paye, de conditions et d’heures de travail, d’emploi des femmes et, surtout des épouses et mères en tant qu’ouvrières agricoles à plein temps. Dans la décennie suivant 1838, un grand nombre d’anciens esclaves quittèrent les habitations des plantations et se retirèrent en tant que main d’œuvre à plein temps, surtout dans les colonies où des terres étaient disponibles pour une culture indépendante.

Il paraît clair que la plupart des anciens esclaves cherchaient, dans la mesure du possible, à entamer une nouvelle vie indépendante. Cela pouvait inclure des travaux rémunérés pour les planteurs – parce qu’ils avaient besoin d’argent et qu’il y avait très peu d’autres façons d’en gagner – mais, ils voulaient à tout prix éviter la dépendance totale envers la plantation, risque qu’ils auraient couru en occupant un logement appartenant à l’ancien maître, auquel était attaché toute une liste d’obligations.

Presque tous les anciens esclaves voulaient devenir agriculteurs indépendants. Cette « adaptation paysanne » - acheter, louer, occuper des terres pour devenir petit cultivateur ou paysan – fut adoptée partout où la terre était disponible, mais notamment à la Jamaïque, dans les îles au Vent, sur l’île de Trinidad et au Guyana. De nouveaux villages poussèrent comme des champignons, certains avec l’aide des missionnaires – comme à la Jamaïque – et d’autres par le rachat en commun de propriétés – comme fut le cas au Guyana. Dans ces nouveaux « villages libres », les anciens esclaves et leurs enfants produisaient et vendaient des cultures vivrières et, plus tard, des cultures d’exportation. Ils fournissaient en plus bien souvent de la main d’œuvre (les hommes surtout) aux plantations avoisinantes, en échange d'un salaire. La mise en place d’une paysannerie dynamique fut un élément clé du développement socio-économique dans les années suivant l’abolition.

Mais tous les anciens esclaves et leurs enfants ne pouvaient pas suivre « l’adaptation paysanne ». A la Barbade et dans les plus petites des îles Sous-le-Vent, pratiquement toutes les terres arables étaient, depuis longtemps, monopolisées par les plantations sucrières. Donc, à part ceux qui partirent tout simplement, pour migrer vers d’autres territoires comme l’île de Trinidad ou le Guyana, où les salaires étaient plus élevés et les terres plus disponibles, les gens furent pour la plupart obligés de demeurer et de travailler sur les plantations. Cela fut également le cas pour certains anciens esclaves dans les colonies où des paysanneries dynamiques se développèrent. Le travail sur la plantation pour un salaire toujours faible resta une réalité pour beaucoup de personnes.

Sur l’île de Trinidad et au Guyana, vers la fin du 19e siècle, de plus en plus d’ouvriers et d’anciens ouvriers sous contrat indiens (immigrés de l’Asie du Sud) occupèrent la majorité des emplois agricoles sur les plantations sucrières. Ailleurs, bien que des ouvriers sous contrat indiens furent importés à la Jamaïque, à Sainte-Lucie, à la Grenade et à St Vincent, quoiqu’en quantité plus faible, le travail sur les plantations fut en grand partie assuré par les anciens esclaves et leurs descendants.

De nombreux anciens esclaves migrèrent vers les villes coloniales, notamment les capitales. Là, ils travaillèrent comme artisans (beaucoup d’esclaves avaient bien sûr des compétences artisanales), ouvriers non qualifiés et dockers ; les femmes travaillèrent comme lavandières, couturières, domestiques, marchandes et colporteuses. Les hommes et femmes de la classe moyenne devinrent fonctionnaires, enseignants, employés de magasin, couturières et propriétaires de petits commerces tels que chambres d’hôtes, restaurants, salons funéraires, pharmacies et imprimeries.

Dans les décennies suivant l’abolition, la société fut plus ou moins structurée selon un modèle à « trois étages » : un étage supérieur limité, une élite principalement blanche, qui possédait presque toutes les plantations et tous les commerces ; un étage intermédiaire plus important, constitué de plusieurs races et d’une majorité de travailleurs à « col blanc » et un troisième étage comprenant une majorité d’ouvriers, principalement d’origine africaine.

Il existait naturellement de nombreuses variantes à ce modèle schématique. Quelques colonies, notamment la Barbade et les Bahamas, avaient une élite blanche proportionnellement plus importante, qui fut capable de dominer toute la société pendant plus longtemps et de façon plus absolue, qu’ailleurs. A l’autre extrême, certaines petites îles avaient si peu d’habitants blancs pendant les années 1880 et 1890, que les propriétaires terriens et commerçants métis devinrent les élites locales : cela fut le cas à la Dominique et à la Grenade. Sur l’île de Trinidad, l’élite blanche était nettement divisée entre ceux qui étaient d’origine britannique et ceux dont les ancêtres étaient français, espagnols ou corses – une division qui reflétait non seulement les origines nationales, mais aussi la rupture entre protestants et catholiques. Ailleurs, comme à la Jamaïque, à la Barbade ou au Guyana, pratiquement tous les membres de l’élite pouvaient relier leurs origines à la Grande-Bretagne.

Toutes les colonies, à l’exception peut-être des très petites îles telles qu’Anguilla, les Grenadines ou les îles les plus isolées des Bahamas, avaient un étage intermédiaire composé de personnes ayant une certaine éducation formelle, des modes de vie « respectables » et des professions à « col blanc ». La plupart de ces personnes étaient des métis ou des gens « de couleur », même si de plus en plus de noirs avaient réussi à atteindre cet étage en 1900. A lGrenade et à la Dominique, comme nous l’avons déjà expliqué, les familles métis qui étaient propriétaires de terres et de commerces, constituaient l’élite sociale. Cet étage intermédiaire était relativement important à la Jamaïque et sur l’île de Trinidad, deux îles où la communauté de « gens de couleur libres » avait toujours été de taille importante au sein de la société esclavagiste, mais où il y avait également une élite blanche dominante. Par contre, il était beaucoup plus faible à la Barbade et aux Bahamas, ou la mainmise de l’oligarchie blanche sur la société était quasiment totale.

Le troisième étage comprenait l’ensemble des travailleurs, principalement les anciens esclaves et leurs descendants, qui étaient bien ancrés au bas de l’échelle socio-économique. La majorité d’entre eux étaient des ouvriers salariés, sur les plantations ou dans les villes ; beaucoup étaient des agriculteurs paysans indépendants (même si eux aussi travaillaient de temps en temps sur une plantation). L’urbanisation était une particularité de la période : en 1900 toutes les capitales les plus importantes avaient des quartiers pauvres, où vivait la classe ouvrière urbaine, dont les membres exerçaient plusieurs métiers pour gagner leur vie, mais, très souvent, ils étaient au chômage ou, au mieux, sous-employés.

Si la plupart de ceux qui formaient le troisième étage étaient d’origine africaine, d’autres groupes ethniques pouvaient y être rattachés. Il y avait des communautés éparpillées de « petit Blancs », notamment à la Barbade et à Saint-Vincent. Sur l’île de Trinidad et au Guyana, les personnes d’origine indienne, les ouvriers sous contrat et leurs enfants nés sur place, constituaient au moins un tiers de la population en 1900. Quant à leur situation économique, la grande majorité travaillait comme ouvriers sur les plantations ou comme agriculteurs paysans, appartenant ainsi, en termes de « classe », au troisième étage. D’autre part, en termes d’origine, de langue, de culture et de religion (autrement dit, en termes d’ethnicité), les Indiens étaient si différents des gens d’origine africaine que de nombreux chercheurs ont préféré considérer qu’ils constituaient un groupe distinct, en dehors du modèle à trois étages de la société « créole ». En tout cas, il est clair que leur présence en si grand nombre a fait de l’île de Trinidad et du Guyana, des sociétés beaucoup plus pluralistes que la Jamaïque ou la Barbade, par exemple.

La population de la Caraïbe post-esclavagiste créa une culture populaire dynamique au cours de ces décennies. L’on a pu observer l’émergence et l’épanouissement de fêtes populaires, de genres artistiques, de différents types de spectacles vivants et de pratiques religieuses, dont le développement eut lieu, le plus souvent de façon « clandestine », pendant l’esclavage. Dans toute la région, des religions syncrétiques afro-chrétiennes se développèrent, comme le renouveau chrétien à la Jamaïque, les baptistes « Shakers » ou « Shouters »(1) à Saint-Vincent et sur l’île de Trinidad, et les croyances néo-africaines comme le mouvement Orisha à Trinidad et le Kumina à la Jamaïque. Des fêtes populaires dynamiques, telles que le Junkanoo (Jamaïque et les Bahamas) et le Carnaval (Trinidad et Grenade) prospérèrent. Différents styles de musique, de chant et de danse, fusionnant des formes et influences africaines et européennes, existaient partout également. Sur l’île de Trinidad et au Guyana, les Indiens apportèrent de nouvelles fêtes, de nouveaux moyens d’expression artistique et de nouvelles pratiques religieuses (hindouisme et islam), pour compléter le tableau.


(1)> Littéralement : « trembleurs » ou « crieurs » (note du traducteur).

Catégorie : La vie dans la Caraïbe des plantations

Pour citer l'article : Brereton, B. (2013). "La société post-esclavagiste dans la Caraïbe britannique : 1838-1900" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/vagues-de-colonisation-et-de-controle-de-la-caraibe/la-vie-dans-la-caraibe-des-plantations/la-societe-post-esclavagiste-dans-la-caraibe-britannique-1838-1900.html.

Références

B. Brereton (1979) ; Race Relations in Colonial Trinidad, 1870-1900 ; Cambridge: Cambridge University Press

B. Brereton (1985) ; Social Life in the Caribbean 1838-1938 ; Kingston & London: Heinemann

W. Green (1976) ; British Slave Emancipation ; Oxford: Oxford University Press

B. Moore & M. Johnson (2004) ; Neither Led nor Driven Contesting British Cultural Imperialism in Jamaica, 1865-1920 ; Kingston: UWI Press

B Moore & M. Johnson (2011) ; “They do as they please”: The Jamaican Struggle for Cultural Freedom after Morant Bay ; Kingston: UWI Press