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L’usine Bonne Mère en Guadeloupe : facteur de dérégulation des écosystèmes marins

  • D. Moullet / P. Saffache / A.-L. Transler Université des Antilles et de la Guyane

De nature archipélagique, la Guadeloupe comprend cinq dépendances : Marie Galante (158 km2), la Désirade (20 km2), les Saintes (13 km2) et deux îles situées à 250 km au nord : Saint-Barthélemy (21 km2) et la partie nord de l’île de Saint-Martin (50 km2). Si on y ajoute la Grande Terre et la Basse Terre, la Guadeloupe couvre 1900 km² environ.Avec une population de 422 000 habitants et une densité moyenne de 250 hab/km², la pression démographique s’exerce prioritairement du littoral vers l’intérieur des terres, avec une forte concentration de population le long du trait de côte, des axes routiers et autour de l’agglomération pointoise. A l’image des autres DOM, la Guadeloupe est marquée par l’hypertrophie de son secteur tertiaire, une urbanisation galopante et des carences en matière de politique de planification et d’aménagement. Les données économiques disponibles mettent en lumière deux principales cultures, la canne à sucre et la banane, qui représentent avec l’activité touristique le moteur de l’économie locale. Bien que la canne à sucre jouisse d’un rôle historique et culturel très fort, cette graminée sous-tend de véritables problèmes de pollution, puisque la distillerie Bonne Mère, par exemple, concentre à elle seule, 60 % de la pollution organique de la filière guadeloupéenne de sucre et de rhum (500000 EH). Il s’agit d’une pollution plurielle (chimique, thermique, olfactive, etc.) à l’origine de la dégradation des écosystèmes littoraux.

Une pollution plurielle

Si l’île de la Dominique compte un peu plus de 300 rivières, en Guadeloupe, on ne recense qu’une cinquantaine de rivières pérennes dont les bassins versants ont des superficies inférieures à 35 km² (DIREN). Le bassin versant de la Grande Rivière à Goyaves fait donc office de géant (figure 1), puisqu’il couvre 158 km². Cette rivière s’épanche dans une zone humide - inscrite sur la liste RAMSAR - constituée de 5500 hectares de mangrove, auxquels s’ajoutent 78 km² de platures coralliennes. La loi n° 76-629 du 10 juillet de 1976 relative à la protection de la nature a permis le classement de ce site en réserve naturelle, mais les écosystèmes littoraux et marins demeurent néanmoins fragiles en raison d’une pollution persistante. 

L’usine Bonne Mère, qui se localise sur ce bassin versant, a pendant longtemps déversé ses vinasses (résidus liquides de distillation du rhum, très acides et riches en matières organiques) dans la Grande Rivière à Goyaves, entraînant une chute de la teneur en oxygène du milieu et une asphyxie de la faune et de la flore. La capacité naturelle d’autoépuration de la rivière étant largement dépassée, un méthaniseur fut mis en place sous la pression des riverains, ce qui permit de réduire la charge polluante (- 70 % de la demande chimique en oxygène), tout en produisant de l’énergie électrique (60 % des besoins de l’usine).

Pour tenter de pallier définitivement cette pollution, un contrat de rivières porté par la communauté de communes du Nord Basse-Terre a été commandé et est en cours d’élaboration (DIREN, 2001). Parallèlement, le comité de bassin a réalisé un document d’orientation - le SDAGE - qui recommande une dépollution de la partie aval de la Grande rivière à Goyaves.  Si les problèmes liés aux rejets polluants de la distillerie Bonne Mère sont en voie de résorption, notamment grâce à la mise en service d’un second méthaniseur, la problématique de la contamination rivulaire et marine est encore forte en Guadeloupe ; en témoigne, la distillerie Bologne - seconde usine de production de rhum agricole de Guadeloupe - qui rejette ses vinasses en mer, causant une pollution équivalant à celle que pourrait générer la totalité des habitants de la commune de Baie-Mahault (DIREN, 1999). 

Les rejets industriels ne sont pas l’unique source de pollution du bassin versant de la Grande rivière à Goyaves ; des rejets d’origine domestique doivent aussi être pris en compte. Bien que le réseau d’assainissement des eaux usées soit en constante évolution, une étude de la DDASS (actuelle DSDS) a mis en lumière le dysfonctionnement de la moitié des stations d’épuration guadeloupéennes ; ce réseau d’assainissement présente une capacité de traitement de 168000 équivalant habitants (EH) pour une population supérieure à 400000 habitants (DIREN, 1999). Dans le cas du bassin versant de la Grande Rivière à Goyaves, la station d’épuration du Lamentin déverse ses eaux clarifiées dans la mangrove située à proximité de son exutoire. La dispersion de l’habitat est aussi un facteur aggravant, puisque de nombreux  riverains ne sont pas équipés de fosses septiques ou disposent de fosses inadaptées donc inefficaces. La pollution agricole participe, elle aussi, à la dégradation des conditions du milieu, en raison d’une utilisation excessive de produits phytosanitaires ; de faibles concentrations de chlordécone ont été identifiées sur le bassin versant de la Grande rivière à Goyaves, lors d’analyses réalisées par la DIREN (2000).

Bilan et perspectives

Si la pollution de la Grande Rivière à Goyaves est maîtrisée maintenant, il serait souhaitable que la procédure mise en œuvre serve d’exemple aux autres bassins versants de l’archipel, surtout quand on sait que de nombreux polluants s’accumulent régulièrement dans la réserve naturelle du Grand-Cul-de-Sac Marin, par exemple.

D’un point de vue purement légal, il faudrait que les industriels se conforment à la législation sur l’eau (loi n° 92-3 du 3 janvier 1992) qui leur impose de récupérer et de traiter les effluents qu’ils produisent. Pour ne prendre qu’un exemple, le méthaniseur de l’usine Bonne Mère a été arrêté entre 1992 et 1995 et durant cette période les vinasses de l’usine ont été rejetées directement dans le milieu naturel ; une étude de la DIREN a estimé que cette pollution équivalait aux rejets des effluents domestiques d’une population de 576000 habitants (DIREN, 1999). On comprend dès lors, la forte mortalité des coraux, l’aspect particulièrement nécrosé de ceux qui survivent et les dangers que cette pollution représente pour les mangroves et les herbiers de phanérogames. 

Aujourd’hui, l’usine Bonne Mère utilise deux méthaniseurs, mais il est urgent d’étendre cette politique, car la capacité d’autoépuration du milieu est largement dépassée. Dans le cas de l’usine Bonne Mère, le coût de l’investissement a été de 6,6 millions d’euros et a permis une réduction de près de 95 % des rejets polluants. A titre de comparaison, les sucreries Gardel et Grande Anse (Marie-Galante) rejettent des eaux usées correspondant respectivement à 178000 EH et 41000 EH. Avec une estimation de rejets d’eaux usées de 900000 EH en 2000, la situation de l’industrie guadeloupéenne est donc préoccupante (Mazéas, 2005). L’industrie cannière pourrait faire des efforts pour valoriser les vinasses et plus généralement les effluents liquides et les gaz. Des installations de traitement existent, mais demeurent très coûteuses, aussi des partenariats devraient être trouvés pour faciliter la mise en place de ces unités de traitement et de valorisation. 

L’industrie sucrière a l’avantage de pouvoir recycler certains de ses rejets comme la bagasse, par exemple. L’usine du Moule s’est orientée dans cette voie en valorisant sa bagasse qui lui sert maintenant de source d’énergie renouvelable. Cette production d’énergie à partir de la biomasse pourrait également être réintégrée sous forme de combustible dans le cycle de la production cannière. Il en est de même des vinasses qui, après traitement, pourraient permettre d’obtenir des engrais de bonne qualité. Ces actions en faveur de l’environnement devraient permettre de rentrer de plein pied dans une démarche de développement durable.

La dynamique physique des bassins versants ne connaissant de frontières administratives, certaines initiatives en matière d’aménagement ou de protection des écosystèmes devraient faire l’objet d’une démarche de coopération à différents niveaux : administratif, politique, etc. L’élaboration de nouveaux outils d’aménagement devrait également passer par une meilleure connaissance des ensembles écosystémiques ; c’est d’ailleurs dans cette optique que les politiques doivent obligatoirement faire appel à des chercheurs confirmés, dans le but de contribuer à une meilleure connaissance des biotopes littoraux et marins.

Source image : South Florida Sierra Club


Catégorie : Géographie Physique et ressources naturelles

Pour citer l'article : Moullet, D., Saffache, P., Transler, A.-L., (2014). "L’usine Bonne Mère en Guadeloupe : facteur de dérégulation des écosystèmes marins " in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/geographie-physique-et-ressources-naturelles/l-usine-bonne-mere-en-guadeloupe-facteur-de-deregulation-des-ecosystemes-marins.html.

Références

DIREN. 1999. Synthèse de la qualité des eaux et des milieux aquatiques de la Guadeloupe. S.L. : S.N., volume 2, rapport d’étude détaillé, 79 p.

DIREN. 2001. Contrat de rivière de la Grande rivière à Goyaves. Dossier sommaire de candidature. S.L. : département de la Guadeloupe, 111 p.

Mazéas F. 2005. Bilan de la première phase du plan d'action IFRECOR 2000-2005. S.L. : IFRECOR-DIREN, 64 p.

Saffache P., Ramdine G. 2002. Pêche et écosystèmes marins guadeloupéens, Aménagement et Nature, 143-144, p. 101-109.

Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux. 2003. Comité de bassin de la Guadeloupe. S.L. : S.N., 152 p.