accueil > Thématiques > Qu'est-ce-que la Caraïbe ? > Introduction à la Caraïbe perçue

Introduction à la Caraïbe perçue

  • Romain Cruse ATER Université des Antilles et de la Guyane

cuba

La délimitation des frontières de la Caraïbe varie considérablement selon les aspects pris en compte : langage(s), identité, océanographie, économie, histoire, culture, géopolitique, etc. (Girvan 2005). L'exonyme « Caraïbe », héritage de la vision européenne du Monde ne fut imposé pour désigner la région qu'à partir de la fin du XIXème siècle, lors de l'extension des Etats-Unis dans le bassin (Gatzambide-Geigel 1996). La Caraïbe est donc une étiquette toponymique malheureuse : elle dérive de la perception européenne des amérindiens Kalinagos comme des mangeurs d'homme (qu'ils appelleront « Caribs », racine à partir de laquelle se formeront les mots caribales, puis cannibales) et fut popularisée durant l'extension géopolitique des Etats-Unis. Elle est en outre utilisée pour désigner des espaces de différentes dimensions (physique, culturelle, politique, etc.) qui ne se juxtaposent souvent pas parfaitement. 

En plus du problème toponymique, le géographe ajoutera qu'il est nécessaire de s'intéresser aussi à l'espace tel qu'il est vécu par ses populations (Frémont 1976). Il ne s'agit plus à ce niveau de déterminer ce qu'est la région caribéenne par le recours à divers indicateurs, mais plutôt de voir comment les acteurs régionaux perçoivent eux mêmes les limites de leur territoire – c'est à dire de l'espace qu'ils s'approprient psychologiquement. Les hommes n'évoluent en effet pas dans l'espace tel qu'il est, mais plutôt dans l'espace tel qu'ils le perçoivent (Thomas-Hope 2002). La façon dont un espace régional est perçu par ceux qui le vivent et l'animent ne peut être ignorée lorsque l'on cherche à en délimiter ses contours.

Cet article propose une brève introduction à la Caraïbe telle qu'elle est vécue et perçue en présentant les visions cartographiques des étudiants de premier cycle de différentes universités régionales. Les cartes qui sont ici présentées montrent une superposition des dessins de la Caraïbe réalisés par ces étudiants. Les échantillons sont généralement de l'ordre de 50 étudiants. Les nombreux enseignants qui ont participé à la collecte de ces informations sont ici vivement remerciés pour leur participation.

La première remarque que ces cartes suscite est la suivante. La Caraïbe telle qu'elle est perçue et vécue de l'intérieur par ces étudiants est avant tout cet arc-archipel, ce « presqu'isthme » (Cruse 2009) qui relie en pointillé le Venezuela aux Etats-Unis. Les limites de cette zone sont cependant bien floues. A l'extrême Sud, Trinidad est par exemple assez souvent tenue à l'écart, comme si l'île se rattachait à l'Amérique du Sud avec qui elle partage son histoire géologique. Les deux Guyanes indépendantes (Suriname et Guyana) ainsi que le Belize sont au contraire assez fréquemment rattachés à la Caraïbe perçue. Ceci particulièrement par les étudiants anglophones qui côtoient sur leurs campus des étudiants de ces territoires. Les définitions de la « Caraïbe insulaire » (Girvan 2004), de la sous catégorie sucrière au sein de l' « Amérique de plantation » (Best 1971) et de l' « Afro-Amérique Centrale » (Gatzambide-Geigel 1996), qui comprennent à la fois les îles et ces morceaux de continents insularisés correspondent donc assez bien à la Caraïbe perçue par ces étudiants.

Plus rarement, la frontière de la Caraïbe perçue est étendue jusqu'aux côtes de l'Amérique Centrale, de la Colombie et du Venezuela (la Caraïbe dite continentale). Il est notable que si ces régions sont rarement intégrées par les étudiants extérieurs, les étudiants de Cartagène, sur la côte caribéenne de la Colombie, se considèrent eux comme appartenant à l'espace caribéen. La « Grande Caraïbe » (Caraïbe insulaire, Venezuela, Colombie et Amérique Centrale) n'est visiblement pas encore complètement une construction vécue comme telle. 

Les Guyanes (Guyana, Suriname, Guyane) sont généralement moins représentées que les îles, mais rarement ignorées. Elles apparaissent comme des marges floues de l'espace caribéen. Ceci est cependant moins vrai quand on se rapproche de ces territoires. Ainsi, les étudiants trinidadiens incluent beaucoup plus souvent le Guyana et le Suriname. De manière générale, le Guyana – anglophone – est plus rattaché à la Caraïbe que le Suriname – néerlandophone. La Guyane – francophone, plus excentrée et très difficile d'accès - n'est quasiment jamais incluse dans l'espace caribéen tel qu'il est perçu par ces étudiants. Les étudiants cubains – hispanophones – n'incluent tout simplement pas ces espaces éloignés physiquement, linguistiquement et culturellement au sein de « leur » Caraïbe. Ces exemples soulignent l'importance des déterminantes linguistique, culturelle et du couple distance/accessibilité.

Pour ce qui est des îles excentrées de l'arc insulaire, mais baignées par la mer des Caraïbe, les situations varient. Les îles situées le long de l'Amérique centrale (Îles de la Baie, Cozumel, etc.) sont généralement exclues de cette Caraïbe perçue. Par contre les îles néerlandaises « ABC » (Aruba, Curaçao, Bonaire), situées au large du Venezuela à proximité de la lagune de Maracaibo sont incluses, mais de manière relativement marginale. A l'inverse, les territoires insulaires non baignés par la mer des Caraïbes mais situés à proximité directe de l'arc antillais et liés par d'importants flux migratoires avec le reste de la Caraïbe (les Bahamas, la Barbade ou les Turks et Caïques par exemple) sont quasiment toujours rattachés à cette Caraïbe perçue.

La vision des étudiants des Départements d'Outre Mer franco-caribéens est révélatrice du problème identitaire propre à ces espaces. D'un coté, la majorité de ces étudiants, nés et éduqués en Martinique, Guadeloupe ou en Guyane, ne se considèrent pas comme des « caribéens » (Cruse 2011). D'après leurs représentations cartographiques, pourtant, leurs territoires respectifs appartiennent à l'espace caribéen (à l'exception du cas particulier de la Guyane). Ces étudiants semblent conscients du fait que la Caraïbe les enserre. Mais ils lui tournent le dos. Conscients de différer culturellement grandement des Français de « France » (ou de « Métropole »), ils se trouvent tout aussi en porte-à-faux vis à vis du reste de la Caraïbe. Ils sont étrangers aussi bien dans leur environnement national que dans leur environnement régional. Ils ont ainsi récréé une identité particulière qu'ils nomment « Antillaise » et qui est propre à la Martinique et à la Guadeloupe. Les Guyanais ont pour leur part une perception toute particulière, entre France, Caraïbe et Amazonie (Voir pour plus de détails sur ce point l'article de Cruse et Samot 2011).

Perceptions de la Caraïbe par les étudiants 

Catégorie : Qu'est-ce-que la Caraïbe ?

Pour citer l'article : Cruse R. (2013). "Introduction à la Caraïbe perçue" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/qu-est-ce-que-la-caraibe/introduction-a-la-caraibe-percue.html.

Références

Best L. (1971). « Independant thought and Caribbean freedom », New World Quarterly, Vol 3., n°4.

Cruse R. (2009). L'Antimonde Caribéen, entre les Amériques et le Monde. Thèse de doctorat, Université d'Artois, 2 vol., 735p.  

Cruse R. (2011). Identités Antillaises, Enquête statistique conduite à l'Université des Antilles et de la Guyane, Martinique, Guadeloupe, Guyane, Non publiée.

Cruse R. et Samot L. (2011). « Les Antillais sont-ils caribéens ? » in Cruse R. (Ed.). Caribbean Atlas, Université des Antilles et de la Guyane, University of the West Indies.

Frémont A. (1976). La région, espace vécu. Paris Flammarion. 

Gatzambide-Geigel A. (1996). « La invencion del Caribe en el siglo XX. Las definiciones del Caribe como problema historico e metodologico », Revista Mexicana del Caribe, Ano. 1, Num1, p75-96. 

Girvan N. (2005). « Reinterpreting the Caribbean », in Pantin D. (Ed.) The Caribbean economy, a reader, Kingston, Ian Randle Publishers. 

Thomas-Hope E. (2002). Caribbean migration. Kingston, University of the West Indies Press.